Nuena 40 ans après, même détermination |
Bien sûr je pourrais décrire les murs
effondrés, les toits au sol, les vieilles tentes montées en toute hâte le long
du camp de Smara, la moitié des habitations de banko d’Aousserd détruites,
Dakhla redevenue sable à 80%. Bien sûr, je pourrais raconter une dizaine de
jours passée avec ma famille d’accueil dans une petite serre à tomates de
quatre mètres sur deux transformée en tente de poche, à quatre dont un jeune
enfant malade et quelques centaines de mouches.
Mais qui pourra raconter les fêlures de ces
êtres humains encore étonnamment debout, les fissures profondément inscrites
dans leur vie d’exil, les blessures infligées par 40 années d’épreuves ?
Qu’on ne s’y trompe pas ; la luminosité
dont certains font preuve passent aussi par ces failles dont ils sont
lézardés :
Dounda, qui fait l’admiration de ses
professeurs a donné sans compter à Fatma, sa petite sœur lourdement handicapée,
plusieurs années de son adolescence et de sa scolarité. Cette année,
brusquement, leur papa est mort. Cet homme dans la force de l’âge, en d’autres
lieux, ne vous rendait qu’avec regret la main qu’il vous serrait, une fois
prisonnière de la sienne. Je sais aujourd’hui qu’il y mettait l’intensité d’un
pressentiment d’urgence. Du jour de sa mort, Fatma n’a plus ouvert la bouche,
pour manger, pleurer ou sourire. Elle s’est laissé mourir une semaine après son
père. Comme s’il avait usé d’une ultime grâce paternelle pour la délivrer et l’accueillir.
Qui décèlera les fêlures sillonnant déjà la courte vie de Dounda ?
Douna et Fatma |
Et Ghalia, dont
le sourire peine à cacher la fatigue et l’anémie, prête à accoucher de son troisième
enfant, elle qui déclarait adolescente ne pas vouloir donner vie dans ces camps
où elle est née, qui dira la fragilité de ce qu’elle à finit d’accepter de
construire ?
Et cette femme
assise dans la poussière, pleurant sur, croyais-je, les gravats et ses maigres
biens éparpillés autour d’elle et qui, nous l’apprîmes par une voisine, devenait
folle d’avoir perdu sa fille… Quel homme, même s’arrogeant les pouvoirs d’un
despote de Droit Divin pourra en réparer la brèche ?
Combien sont ils
à se composer une façade digne et résistante face à l’usure du temps, à un
assistanat déshumanisant, à l’injustice de l’application de leurs Droits.
Combien sont ils encore à héberger l’espoir dans ce provisoire qu’ils finissent
eux-mêmes par devenir ?
Ironie des mots et de l’histoire ! Les premiers responsables du Polisario voulurent détruire les quelques habitations en dur laissées par des bédoins de passage et que voulaient utiliser les nouveaux réfugiés arrivés en exil à Dakhla il y a 40 ans. La tente, symbole du provisoire, rappelait et devait rappeler chaque jour le retour espéré. Aujourd’hui, la plupart des responsables du Polisario habitent Tindouf… Ces dix dernières années les plus avisés analysaient que l’espoir d’un changement ne viendrait plus des camps mais des territoires occupés. Mais après l’Intifada, l’espoir écrasé de Gdeim Izik et l’emprisonnement de la relève générationnelle sahraouie à l’encontre de tous les Droits, seule la recherche de solutions familiales ou personnelles semble devenir prioritaire. L’espoir peut il survivre à un provisoire de quatre décennies ? S’éteindra t’il dans une sédentarisation rampante ?
Demain la
quatrième génération vivra gratuitement mal dans ces camps, buvant coca-cola,
mangeant PAM, fumant American Legend, en regardant des Soap Opera turcs et en se
face-bouquant. Ils ne pouvaient pas espérer mieux que cette extinction annoncée,
ceux qui vont fêter l’anniversaire des quarante ans de la trompeuse “marche
verte”, paravent civil d’une invasion militaire, tout en omettant le rapport de
la Cour Internationale de Justice du 15 octobre 1975 déboutant le Maroc de ses
arguments de souveraineté sur le Sahara Occidental et autorisant le Peuple
Sahraoui à faire valoir son droit à l’autodétermination.
J’ai vu les
petits enfants des “enfants des nuages” jouer dans des lacs boueux et plus provisoires
que leur avenir, ignorant qu’on leur avait volé une mer.
J’ai vu leurs
grands parents ayant jadis suivi les bienfaits de la pluie dans leurs
transhumances nomades faire des rigoles pour protéger des mêmes nuages cet exil
honni.
J’ai vu grandir
malgré leur “retard de croissance harmonieuse” les enfants sahraouis, je les ai
vu jouer sans jouets, étudier sous les néons défaillants des camps, continuer
d’apprendre dans d’autres pays pour… revenir faire des briques de sable.
Ces vies difficilement construites, se soutenant solidairement je les vois fragiles et fissurées, dernier abri d’un espoir légitime, menacées de la pluie fine et persistante de notre oubli.
Jean-François Debargue, le 2 novembre 2015
Publié le 8
novembre par Apso avec l’autorisation de l’auteur.
Crédits Photos JFD