jeudi 27 décembre 2018

Occupation : acceptation ou résistance. 2ème partie, acceptation

Le texte suivant est une partie d'un diptyque qui propose de suivre le destin de deux Sahraouis dont les chemins se sont croisés dans les mêmes lieux aux mêmes périodes : au campement de El Aaiun occupée en 1991, année du cessez-le-feu. Par leurs choix opposés, acceptation ou résistance, ils illustrent ce que l’histoire a malmené les hommes, quand rien n’est simple et que le prix à payer est lourd.
Ci-dessous, Mohamed Ardoun accepte pour survivre, et en meurt ignoré et méprisé des autorités d'occupation. Mohamed Mayara refuse pour survivre à la mort de son père, de sa sœur, et que leurs mémoires ne soient pas effacées... Cliquez ici pour lire le texte.
Le diptyque a été publié dans Informations et Commentaires, le développement en questions, septembre 2016
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Témoignage des sœurs de Mohamed Ardoun, citoyen sahraoui, décédé à l’hôpital de Casablanca le 26 décembre 2011.

C’était en marge d’une manifestation à El Aaiun occupée, le 6 janvier 2012. Des Sahraouis dont de nombreuses femmes, revendiquaient le respect de leurs droits, criaient contre les discriminations. Présent dans des locaux proches de la manifestation, un membre d’Apso avait rencontré les sœurs de Mohamed Ardoun. Elles étaient entrées se reposer, Mahjouba blessée au pied et très enceinte, Jamila la soutenant… Elles avaient tenu à témoigner, et Mahjouba avait raconté dans un français hésitant mais très correct, l’inconcevable, la disparition de leur frère annoncé mort, mais pour lequel la famille n’avait ni vu le corps ni d’information sur l’endroit de son enterrement.

Les « moukhayemat* de Hassan 2 » sont les habitants des campements déplacés à partir de 1991 de la zone sahraouie du sud du Maroc vers le Sahara Occidental pour grossir le corps électoral « du roi », soient les Sahraouis qui lors de la consultation référendaire voteraient "non" à l’indépendance du Sahara Occidental, en échange de promesse de conditions socio-économiques améliorées. Le référendum d’autodétermination est la condition de la conclusion de l’accord de cessez-le-feu entre Maroc et Polisario en 1991. Il n’a toujours pas eu lieu.
Pendant presque deux décennies, des Sahraouis ont vécu à l’entrée de la ville d’El Aaiun dans ces campements aux allures de bidonvilles, encadrés par des « distributeurs d’alimentation » chargés de veiller à ce que tous aillent sagement acclamer le roi à chacune de ses venues. Les termes marocains officiels sont « les campements de l’unité ». L’unité nationale ou intégrité nationale, est la périphrase destinée à nier l’existence du Sahara Occidental comme pays, occultant l’occupation et le mur, les mines et la guerre…

Mohamed Ardoun est né en 1964, il était au moment de sa mort, marié et avait deux enfants. Il était l’aîné d’une fratrie de 12 enfants. Son père avait eu 2 femmes.
Il était marchand de produits alimentaires dans une petite boutique et distributeur occasionnel de l’aide alimentaire donnée par le makhzen* aux « moukhayemat de Hassan 2 ». La famille habitait en 2011 à El Aaiun le quartier du 25 mars, dit « les blanet » (les plans), bloc X.

La famille est originaire de Guelmim, au sud du Maroc. Elle était très pauvre. Tous les membres en ont été déplacés pour habiter sous les tentes à El Aaiun à partir de 1991. Le père est venu en premier en 1991, poussé par la peur et la pression, puis Mohamed la même année, puis le reste de la famille 5 ans plus tard.
Mahjouba explique que le roi Hassan 2 voulait garder le Sahara donc il donnait de l’aide alimentaire pour les plus pauvres qui acceptaient de se déplacer. La condition était de voter pour le Maroc au référendum sur l’autodétermination du Sahara Occidental. Elle ajoute comme en aparté qu’il était fou (le roi), jamais ils n’auraient voté pour lui, et jamais ils ne le feront.

Mohamed, bénéficiaire de la carte de promotion nationale alors qu’il était à Guelmim en avait perdu le bénéfice en arrivant à El Aaiun sans avoir jamais reçu d’explication. Il protestait auprès du Pacha chaque fois qu’il arrivait à le voir. La carte de promotion nationale est la matérialisation d’une allocation minimale et précaire de subsistance versée par le gouvernement marocain à certains Sahraouis. Le Walli peut décider à son bon vouloir de la supprimer.

Mohamed travaillait comme agent marocain d’encadrement des moukhayemat et de distributeur alimentaire, en échange de l’alimentation qu’il recevait. Il protestait sur des aspects économiques pour sortir de la misère, et n’a jamais exprimé de position politique ou militante quelconque.

En 2008, le roi donne « des plans » aux moukhayemat. « Le roi donne un terrain, les plans d’une maison, et 3 millions. 1,5 million en argent, 1,5 million en matériaux de construction soit du ciment, des briques, des tiges de fer... » (3 millions = 30 000 dirham = env 3000 euros)

Mohamed refuse le « plan ». Il demande une maison finie dans laquelle vivre correctement, comme condition à quitter la tente.
Il est sévèrement battu par le makhzen pour cela, en conséquence de quoi il passe 5 jours dans le coma à l’hôpital Ben El Mehdi, puis un mois à l’hôpital Hassan 2, les hôpitaux respectivement urgence/court séjour et plus long séjour, de El Aaiun.

Le rapport de force le contraint à accepter le « plan ». Cela persuade aussi son père et sa belle mère qui cèdent à leur tour. Mohamed construit sa maison avec le plan qui lui est imposé, du style et couleur des constructions de Marrakech, et les matériaux qui lui sont remis.

En 2009 après le départ du préposé, il remplace le distributeur de l’aide alimentaire donnée aux moukhayemat (thé, couscous, riz, pâtes, lait en poudre, sucre, sardine en boite, fromage…).
Les conditions qui lui sont réservées ainsi qu’aux membres de sa tribu, les Azouafit ne sont pas satisfaisantes selon lui et il « défend les droits de chacun à une vie meilleure ». Il continue d’autre part à défendre son dossier individuel de revendication, mais le Pacha refuse d’en transmettre le contenu au Wali, et Mohamed ne parvient pas à obtenir un rendez vous directement auprès de ce Wali. Suite à une précédente promesse de ce dernier, il souhaitait être Cheikh, c'est-à-dire fonctionnaire au grade le plus bas de l’échelle du ministère de l’intérieur, connaisseur de la population et chargé de faire des rapports oraux sur chacun au Caïd, dont il l’est l’assistant. (Les Sahraouis appelle en général les Cheikh les mouchards)

Le 23 novembre 2011, il est convoqué à la willaya avec les autres membres de la tribu à propos de l’organisation des élections. C'est-à-dire comment il faut dire aux gens de voter. Il part avec son dossier, décidé à profiter de l’occasion pour exposer son problème. Il est accompagné d’un ami proche, Kamour.

Le Pacha refuse à nouveau d’entendre et de transmettre le dossier. Mohamed s’énerve, et la conversation se poursuit avec le Pacha sur le toit de la willaya. Mohamed veut mettre la pression et menacer. Le Pacha dit que ce n’est pas son affaire. Il y a confrontation physique entre le Pacha et Mohamed qui a une bouteille d’essence avec lui. La bouteille explose. Mohamed est aspergé d’essence.
Selon Mohamed, le Pacha met le feu. Mohamed tente d’éteindre le feu avec ses mains (d’où les brûlures au 3ème degré sur ses avants bras).
Le pacha est brûlé aux mains quand il repousse Mohamed. Les agents du makhzen interviennent pour aider le Pacha et faire des photos de ses mains. La version officielle dit qu’il a voulu sauver Mohamed.

Mohamed est conduit à l’hôpital Ben El Mehdi par le Makhzen. Il est brûlé sur tout le corps sauf les pieds. L’ami qui accompagnait Mohamed est enfermé dans la willaya. Il parvient à casser une fenêtre pour alerter des passants, qui informent la famille que Mohamed a été conduit à l’hôpital.
Suite aux pressions et intimidations du Makhzen, cet ami refuse ensuite de raconter à la famille ce qui s’est passé à la willaya.

Il faut 1h30 à la famille pour localiser enfin Mohamed, qu’ils ne sont autorisés par le makhzen qu’à entr’apercevoir quelques secondes à l’hôpital. Les docteurs disent qu’il faut « stériliser Mohamed », mais à voir l’hôpital qui est plein de bactéries, l’argument est plus que douteux.
Alors que la famille attend Mohamed devant la porte de l’hôpital où stationne une ambulance, il est évacué par derrière. Ce n’est que plus d’une heure après son départ que le docteur vient dire à la famille que Mohamed a été transféré vers Agadir. Lorsque la famille arrive à l’hôpital d’Agadir le lendemain, elle apprend que Mohamed a été transféré à l’hôpital Morizgo à Casablanca.

La femme de Mohamed, un frère, Mahjouba, Jamiila et le père de Mohamed font le voyage.
A Casablanca, Mahjouba se casse le pied, elle effectue néanmoins des visites régulières à son frère. Mohamed guérit bien, il parle. Il explique à sa sœur les conditions de la brûlure, et affirme qu’il n’avait aucune intention de se suicider mais que son but était de faire pression sur le Pacha pour qu’il transmette son dossier au Walli.

Les docteurs l’informent qu’ils vont pratiquer une greffe de chair pour ses avant bras, où il n’y a plus que les os. L’opération est fixée au 26 décembre. La veille au soir, selon sa femme qui est avec lui, Mohamed mange bien, il plaisante, joue…
Le matin à 7h quand la femme apporte le petit déjeuner de Mohamed, le médecin l’arrête et l’informe du décès de son mari.
L’information est donnée à la famille à El Aaiun. Un membre de l’AMDH, M. Charqaoui, qui avait soutenu les démarches de la famille le premier jour, puis n’était ensuite plus intervenu, propose d’aider le frère pour aller à Casablanca où le makhzen l’a appelé à venir reconnaître le corps.
Puis le makhzen change d’avis et c’est la belle sœur de Mohamed (la soeur de la femme) qui se déplace à Casablanca. A partir de ce moment la famille n’a plus d’information. Les parents et frères et soeurs n’ont pas vu le corps, ni le certificat de décès et ne savent pas où Mohamed est enterré.

La femme de Mohamed ne répond pas au téléphone, pas plus que le Charqaoui, qui n’est pas à El Aaiun actuellement mais à Rabat. La famille soupçonne de la corruption et de la pression sur la femme et la belle sœur pour qu’elles se taisent, sans savoir ce qu’il y aurait à cacher.

La famille de Mohamed veut savoir la vérité sur la responsabilité de la mise à feu, sur le sort de Mohamed, vivant ou mort, sur les causes du décès éventuel et les responsabilités engagées, sur l’emplacement de la tombe si Mohamed est décédé, et demande qu’une enquête sérieuse et impartiale soit faite, et que les responsables d’actes répréhensibles soient punis par la loi pour ce qu’ils ont fait.

C’était en janvier 2012.

Septembre 2016.
Mahjouba est maintenant divorcée, elle a deux enfants. Elle travaille quelques heures par semaine comme professeur de français et gagne 1500 dirhams par mois (150 euros), ce dont elle est fière. Elle vit avec ses enfants et ses vieux parents, 3 de ses sœurs et 2 de ses frères dans une petite maison, bloc Y des « blanet » (les plans). C’est une famille qui est toujours très pauvre et continue à recevoir 3 fois par mois l’alimentation gratuite due par le gouvernement marocain à tous ceux qui ont été inscrits dans « les campements ».

Les autorités disent que le corps de Mohamed est enterré dans le cimetière Khat Errahma à El Aaiun, banlieue sud. Mais la famille n’a aucun moyen d’identifier la tombe. Elle n’a reçu aucun document administratif ni médical.
La famille est brouillée avec la femme de Mohamed qui habite toujours au bloc X. Ils lui reprochent d’avoir accepté une carte de promotion nationale alors que les autorités ont enterré sont mari en cachette et contre la volonté de la famille. Les 2 enfants ont maintenant 8 et 17 ans.
L’ami Kamour n’a jamais rien expliqué, et il a disparu depuis 2011. Il a changé de ville.

Mahjouba répète avec désolation que la misère empêche toute résistance.

Le 29 septembre 2016. Mahjouba, Jamila et les Apso.

* Moukhaiyat, de khaima = la tente.
* Le Makhzen est, dans le langage courant et familier au Maroc, l'État marocain et les institutions régaliennes marocaines. Le mot veut dire le magasin.

samedi 22 décembre 2018

JfD. L’oubli, cette autre nuit

Le jour s’étire sous le drap de sa nuit, tranquillement, sans bruit. Dans la poussière de la Hamada, la prière des hommes accompagne cet enfant né de l’aube et le berce dans son refuge rouge sang. Ces hommes qui prient sont eux-mêmes réfugiés.

Depuis plus de trois générations. Ils savent tendre avec respect une couverture à l’hôte et au jour passant.

À mes côtés gazouille joyeusement une toute petite fille aveugle, Fahrida, comme un oiseau dans l’épaisseur à jamais sombre de sa forêt.

Ce n’est pas le malheur qui blesse, c’est d’avoir eu connaissance du bonheur. Les vieux Sahraouis portent dans leurs yeux ridés cette blessure que ravivent les souvenirs des jours heureux. Ils enseignent douloureusement ce bonheur d’avoir été libres à ceux qui ne l’ont pas connu pour ne pas faire du malheur une simple insouciance.

Seul le premier déracinement compte. En perdant tout on se quitte vraiment. On n’emporte que sa vie et le sac sans poids des souvenirs. Vous n’êtes plus vous, vous êtes déjà un réfugié qui court à vos côtés. Du presque rien de ce sac il faut refaire une identité. Les départs suivants ne sont plus arrachements mais pas encore des choix. Ce sont mouvements de nage pour ne pas couler, pas forcément pour vivre, mais pour ne pas mourir.

Fahrida sautille dans ses feuillages. Faudra t’il lui dire ce qui lui manque ? Sous le drap de sa nuit, rêve t’elle en noir et noir ?

Seul un comportement de grand nomade permet paradoxalement de survivre à la sédentarisation des camps. Mais la capacité à s’adapter aux pires des situations survit elle à la succession des générations ? à la perte mémorielle faute de vécu ? à l’inanité des institutions faute de présent et d’avenir ? à l’étouffement instrumentalisé de l’assistanat humanitaire ? à la diaspora provisoirement définitive ?

Faut-il taire aux nouvelles générations nées dans les camps leurs droits spoliés ?

Faut il en arriver à souhaiter que la cécité de ceux qui détiennent la solution contamine les réfugiés, comme un refuge ultime ?

Dans ce monde plus profond encore d’absence et d’oubli, sous le drap de nos nuits, Fahrida avance en éclaireuse.

Jean-François Debargue
Décembre 2018