Juste au dessus de sa tente,
symboliquement, le soleil rendait les armes. A distance je commençais les
salutations d'usage. De l’intérieur, sa voix répondit aussitôt, nuancée d'une
intonation signifiant qu'elle m'avait reconnu.
Sans lui avoir jamais serré
ou effleuré la main, nous nous saluâmes avec cette réserve complice qui valait
toutes les embrassades.
Il est des êtres dont la
capacité de retenue suggère bien plus que toutes les formes d’expression.
Tfarah est de ceux là.
Je l’ai trouvée amaigrie.
L’opération une fois de plus était reportée, ses résultats d’examens n’étant
pas bons.
Premier enfant perdu. Santé
perdue. Travail perdu. Pays perdu. Tfarah a tout perdu. Tout ce qui
représentait l’avenir, elle l’a un court instant bercé, soigné, enseigné,
visité,…, si peu mais si intensément espéré.
Seule dans sa tente où sont
juste empilés quelques couvertures et quelques livres, elle attend, malade, le
retour de son mari, travaillant toute la semaine dans un autre camp. Elle s’excuse
et sort quelques minutes pour préparer les braises pour le thé, ramener
quelques dattes et une petite cruche de gouffia, un peu de farine de maïs
difficilement diluée dans l’eau.
Elle s’intéresse à ma famille
et à mes amis, demande des nouvelles de chacun, reprend la conversation où nous
l’avions laissée, il y a quelques mois lors de ma dernière visite, s’excuse de
n’avoir pas plus progressé en Français, faute de pratique.
Je n’ai jamais vu plaidoyer
plus convaincant que cet oubli de soi, que son absence de revendication, que
cette attitude totalement tournée vers le bien être des autres. Cette absence
de plainte, cette sérénité des justes emplissait l’espace de cette grande tente
vide, puis faisait peu à peu place au silence assourdissant des innocents
oubliés dans les camps de l’exil, d’un peuple encore colonisé, à l’injustice d’emprisonnements
sans jugement dans les geôles d’un roi prédateur.
Sans un seul mot, la réalité
se matérialisait dans l’attitude de cette jeune femme digne à qui on avait tout
enlevé. Une réalité évidente et accusatrice qui citait tout un peuple à témoin.
Jamais le pillage des ressources du Sahara Occidental ne
m’est apparu aussi clairement que dans le dénuement de la tente de Tfarah, que
dans les pertes successives qui prenaient peu à peu sa vie.
Imaginer un roi premier
banquier, premier entrepreneur en bâtiments, dominant l’agro-alimentaire et la
grande distribution, l’immobilier, l’énergie et la communication de son pays,
s’adjugeant le Droit d’emprisonner ou de libérer selon son libre arbitre, quintuplant en douze ans sa fortune
personnelle, soutenu par la bienveillance douteuse de la France, de l’Espagne,
des Etats-Unis et d’Israël, envers et contre les résolutions d’une ONU rendue impuissante
par ses règles et de la Cour Internationale de Justice (reconnaissant entre
autres l’application de la Résolution 1514 de Décolonisation du Sahara
Occidental), imaginer ce hold-up et ses complicités devenait chose possible
dans cette tente vide.
Il fallait ce niveau de dépouillement
pour oser penser et imaginer le niveau d’injustice vécue par cette jeune femme
née dans les camps pour y faire le deuil d’une vie normale. Comme il faut
l’isolement en cellule ou des conditions inhumaines partagées par Naâma et ses
compagnons depuis plus de deux ans pour imaginer et dénoncer, au-delà du vol
des biens, celui du plus grand des biens, le vol de liberté.
La voix calme de Tfarah
accueillait le silence et le froid de
la nuit tombante, venus partager le thé. Elle mettait tout son art à
tout juste maintenir les braises permettant de prolonger cet instant, comme on
peut mettre ses dernières forces dans une fin suave annoncée, celle du
troisième thé.
Elle prononça alors ce que sa
vie, en cet instant, secrètement commandait ; ce qu’il lui restait encore
de plus précieux à offrir : « Prenons donc un quatrième thé,
celui de l’Espérance ».
Jean-François Debargue
Décembre 2012, camp de
réfugiés d’El Ayoun
Publié par APSO avec l’autorisation
de l’auteur, Photo APSO