Il aurait été plus simple et rassurant de classer cet homme
comme « simple d’esprit » dans tout autre contexte. Mais j’ai été témoin de sa
négociation, en silence, avec l’énergie du désespoir.
Négocier avec un monde absent
L’homme sans âge faisait le troisième thé. Juste avant il
alignait comme un enfant des petits cailloux dans le sable, collier d’années
perdues, les retournant entre ses doigts comme des grains de chapelets, noyaux
de prières stériles. Puis du plat de la main il les enterra au Sahara et
aspergea le sable d’eau, offrant aux petits verres la surface durcie d’un
plateau.
De temps en temps, il suspend son geste, semble écouter, et repose l’or
moussu. Puis il remue les lèvres en silence, attrape ce silence et de ses
doigts le transforme en langue des signes pour un auditoire invisible et sourd.
Étonné, j'ai écouté puis discrètement cherché des yeux ceux qu'il voyait. Nous
ne sommes que deux, mais il prépare six verres. Avec attention il écoute
l’absence de réponse aux questions que ses mains posent. Le plomb pesant du
silence en échange d’une survie passant d’une année à l’autre, d’un verre à
l’autre, combat inégal, négociation injuste du plomb contre l'écume. J’observe
à travers ses gestes le monde qui est le sien et que je ne vois pas.
A qui donc
parlent ses mains ? Dans ce même monde d’oubli et d’invisibilité on prie aussi
un Dieu caché dans cette immensité, osant le murmure interrogatif d’un abandon
dans l’affirmation de paroles rituelles et quand on ne prie pas ce Dieu vient
la litanie verbeuse et boisée des discours ressassés. Quand il est affamé de
justice divine ou humaine, l’espoir se nourrit de mensonges. Les invités aussi
restent muets à l’offrande du thé et au discours de ses mains. Le temps
s’écoule d’un verre à l’autre sans trouver preneur.
Comme l’ennui recouvrant le temps, la mousse s’installe,
dominante. J’ai appris à partager l’ennui chez les Sahraouis. L’ennui est le
frère poussiéreux avec lequel jouent les enfants ; l’ennui c’est la couverture
dans laquelle tous s’enroulent pour étouffer pendant quelques heures, le temps
et ce lieu, donnés par erreur ; l’ennui, c’est ce sang épais et
douceâtre qui remplace peu à peu le votre, jusqu’à devenir
ce caillot coagulant d’un accord unilatéral qui vous délivre enfin.
Venu pour cultiver des jardins, j’y ai d’avantage cultivé
l’ennui. Quelques larmes suffisent, en plein désert, pour qu’il germe. L’ennui
des oubliés, l’ennui des assistés, l’ennui des désespérés. Lorsqu’il est trop
envahissant, on fait le thé ; on coiffe alors l’ennui d’un chèche de mousse.
Nous partageons le dernier thé, doux comme la mort, puis il
se lève, refusant l’offre d’un maigre repas. Je le vois sur la piste, sans voix
poursuivant les invisibles de ses gestes.
Ici, dans les camps, on ne négocie plus l’espoir avec un
monde absent, on négocie juste avec le temps, le temps qu’il reste à vivre.
Jean-françois Debargue - Mai 2018
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Ordonner au
soleil de se coucher
J’ignore
comment il avait pu monter sur le toit de tôle. Comment il ne brûlait pas ses
pieds nus.
Mais il était
là, dressé sur cette pièce de toub comme à la proue d’un navire, devant une mer
déjà retirée. Un oeil fermé, le bras droit tendu et son regard armé dessus, il était
là, défiant le soleil couchant sur l’horizon, intimant du doigt à l’astre de
fuir à son tour.
Il a posé
le bout de son index sur le cercle rouge et, imperceptiblement, appuie dessus,
sans trembler.
Comme une
cerise sur une nappe, le soleil explose sur l’horizon, sous le doigt de l’enfant.
Quelques nuages, serviles janissaires, tentent d’en éponger les éclaboussures.
Chaque
soir, faute de mieux, un enfant paré de loques et de poussière met un terme à
sa journée de réfugié, et à celle du camp, du bout de son doigt.
Chaque soir
un tout petit enfant exilé du Sahara convoque l’astre royal à la barre de son
tribunal de tôle ondulée et intime au despote de disparaître de son occident.
Chaque soir
un enfant sahraoui éteint le plomb fondu du jour et plonge son peuple, pour
quelques heures, dans un songe de liberté.
Jean-françois
Debargue – Avril 18
(Procédures&mode
d’emploi)