samedi 16 juin 2018

JfD. Négocier avec un monde absent & Ordonner au soleil de se coucher


Il aurait été plus simple et rassurant de classer cet homme comme « simple d’esprit » dans tout autre contexte. Mais j’ai été témoin de sa négociation, en silence, avec l’énergie du désespoir.




Négocier avec un monde absent

L’homme sans âge faisait le troisième thé. Juste avant il alignait comme un enfant des petits cailloux dans le sable, collier d’années perdues, les retournant entre ses doigts comme des grains de chapelets, noyaux de prières stériles. Puis du plat de la main il les enterra au Sahara et aspergea le sable d’eau, offrant aux petits verres la surface durcie d’un plateau.

De temps en temps, il suspend son geste, semble écouter, et repose l’or moussu. Puis il remue les lèvres en silence, attrape ce silence et de ses doigts le transforme en langue des signes pour un auditoire invisible et sourd. Étonné, j'ai écouté puis discrètement cherché des yeux ceux qu'il voyait. Nous ne sommes que deux, mais il prépare six verres. Avec attention il écoute l’absence de réponse aux questions que ses mains posent. Le plomb pesant du silence en échange d’une survie passant d’une année à l’autre, d’un verre à l’autre, combat inégal, négociation injuste du plomb contre l'écume. J’observe à travers ses gestes le monde qui est le sien et que je ne vois pas. 

A qui donc parlent ses mains ? Dans ce même monde d’oubli et d’invisibilité on prie aussi un Dieu caché dans cette immensité, osant le murmure interrogatif d’un abandon dans l’affirmation de paroles rituelles et quand on ne prie pas ce Dieu vient la litanie verbeuse et boisée des discours ressassés. Quand il est affamé de justice divine ou humaine, l’espoir se nourrit de mensonges. Les invités aussi restent muets à l’offrande du thé et au discours de ses mains. Le temps s’écoule d’un verre à l’autre sans trouver preneur.

Comme l’ennui recouvrant le temps, la mousse s’installe, dominante. J’ai appris à partager l’ennui chez les Sahraouis. L’ennui est le frère poussiéreux avec lequel jouent les enfants ; l’ennui c’est la couverture dans laquelle tous s’enroulent pour étouffer pendant quelques heures, le temps et ce lieu, donnés par erreur ; l’ennui, c’est ce sang épais et
douceâtre qui remplace peu à peu le votre, jusqu’à devenir ce caillot coagulant d’un accord unilatéral qui vous délivre enfin.

Venu pour cultiver des jardins, j’y ai d’avantage cultivé l’ennui. Quelques larmes suffisent, en plein désert, pour qu’il germe. L’ennui des oubliés, l’ennui des assistés, l’ennui des désespérés. Lorsqu’il est trop envahissant, on fait le thé ; on coiffe alors l’ennui d’un chèche de mousse.

Nous partageons le dernier thé, doux comme la mort, puis il se lève, refusant l’offre d’un maigre repas. Je le vois sur la piste, sans voix poursuivant les invisibles de ses gestes.
Ici, dans les camps, on ne négocie plus l’espoir avec un monde absent, on négocie juste avec le temps, le temps qu’il reste à vivre.

Jean-françois Debargue - Mai 2018
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Ordonner au soleil de se coucher

J’ignore comment il avait pu monter sur le toit de tôle. Comment il ne brûlait pas ses pieds nus.
Mais il était là, dressé sur cette pièce de toub comme à la proue d’un navire, devant une mer déjà retirée. Un oeil fermé, le bras droit tendu et son regard armé dessus, il était là, défiant le soleil couchant sur l’horizon, intimant du doigt à l’astre de fuir à son tour.
Il a posé le bout de son index sur le cercle rouge et, imperceptiblement, appuie dessus, sans trembler.
Comme une cerise sur une nappe, le soleil explose sur l’horizon, sous le doigt de l’enfant. Quelques nuages, serviles janissaires, tentent d’en éponger les éclaboussures.
Chaque soir, faute de mieux, un enfant paré de loques et de poussière met un terme à sa journée de réfugié, et à celle du camp, du bout de son doigt.
Chaque soir un tout petit enfant exilé du Sahara convoque l’astre royal à la barre de son tribunal de tôle ondulée et intime au despote de disparaître de son occident.
Chaque soir un enfant sahraoui éteint le plomb fondu du jour et plonge son peuple, pour quelques heures, dans un songe de liberté.

Jean-françois Debargue – Avril 18
(Procédures&mode d’emploi)