Dernier voyage des "Fils des nuages"; l'un des nombreux cimetières en périphérie des camps de réfugiés Sahraouis. Photo JfD
Le mari de Netou est mort. On le disait vieux parce qu’ici, dans les camps sahraouis, passé 60 ans, tout être humain est vieux.
« Un homme qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ». La mémoire de ces résistants de la guérilla du désert, de ces négociateurs pacifiques, de ces conteurs magnifiques s’éteint doucement, transmettant quelques braises aux générations nées dans les camps, depuis plus de 35 ans. Paralysé et incontinent, l’homme n’acceptait pas, par fierté, que ses enfants aient à le changer. Il appelait en sanglotant sa femme, comme un enfant sa mère. Netou, rentrée la veille d’une opération grave et contre toute recommandation s’était alors redressée en vacillant, choisissant de calmer une souffrance plus grande que la sienne.
Il faisait plus de 50 degrés de 11 heures à 18 heures et depuis dix nuits le vent soufflait en tempête, nous obligeant tous à sommeiller dans ces pièces de briques de sable restituant la nuit l’insupportable chaleur accumulée le jour. Conditions difficilement supportables pour des personnes en pleine santé; alors pour les bébés, les vieillards, les malades…
Et pourtant, l’humanité qui transpire ici dément qu’on puisse être en enfer.
L’enfer est ailleurs, sous des cieux plus tempérés. En diverses succursales dans de grandes capitales. Le plus souvent dans de vastes hémicycles climatisés où des mains dressées au nom des intérêts ou des coalitions décident de la mort pacifiée et oubliée.
L’enfer c’est l’absence de solution comme unique proposition à la résolution d’un problème. C’est pour les Sahraouis le choix d’une réponse humanitaire chronique et inadaptée au problème juridique d’un territoire reconnu par les Nations Unies comme non autonome en attente de décolonisation. L’enfer est bien pavé de bonnes intentions humanitaires. D’amont il vient jusqu’ici attaquer et soudoyer cette part d’humanité résistante, interdisant tout avenir d’une main, distribuant la survie de l’autre. L’enfer est là, tapi.
L’encadrement de la petite fenêtre de contreplaqué au ras du sol laisse parfois passer un filet d’air sableux et tiède. A quelques centaines de mètres, sur la piste, des colonnes de sable tourbillonnantes et vacillantes tentent de soutenir un ciel en fusion. Instinctivement couchés au milieu de la pièce, au carrefour de quelques rares brises passagères, protégés des nuées de mouches par une melhfa ou un chèche rabattu sur le visage, les Sahraouis se mettent en veille face à l’adversité jusqu’au moment ou le cérémonial du thé permettra d’accueillir le retour de la vie, comme on le ferait d’un hôte fatigué, qu’il faut réconforter.
Je les ai vus manifester pour leur liberté sous le plomb fondu du soleil. Quelles autres causes méritent cet effort, ce risque ? J’ai vu s’exprimer quotidiennement cette soif d’indépendance alors que tout est fait pour les rendre dépendants d’aides accordées par les mêmes qui se refusent à mettre en place les décisions de justice. Sans plainte et sans cynisme, avec lucidité, les Sahraouis constatent la dureté des conditions, le poids du silence et de l’oubli, les calculs dont ils sont l’objet.
L’enfer, c’est d’imaginer dans les ors d’un palais royal ce scénario digne de Machiavel, suite à la manifestation pacifique de Gdeim Izik, première révolte pacifique des printemps arabes réprimée dans le feu et le sang : Organiser un référendum proposant un projet de régionalisation du pays en y incorporant de facto le Sahara Occidental, territoire non autonome placé sous la responsabilité de l’ONU. Régionaliser pour masquer l’annexion, noyer la question sahraouie et le référendum d’autodétermination que doit mettre l’ONU en place depuis 20 ans dans un autre référendum, mis en place, lui, en quelques semaines, voilà qui finira de rendre inextricable une situation déjà bloquée !
Le mari de Netou est mort cette nuit, décision de l’enfer
Douze milles aubes abandonnent deux cents mille exilés au milieu du désert
Les enfants dans les tentes apprennent à vieillir
et les pierres font la ronde quand il leur faut mourir.
Jean-François Debargue
Camp d’El Ayoun, Juin 2011
Jean-Francois Debargue est aussi l’auteur de "Journal d'un camp Sahraoui, Le cri des pierres" aux éditions Karthala