samedi 22 décembre 2018

JfD. L’oubli, cette autre nuit

Le jour s’étire sous le drap de sa nuit, tranquillement, sans bruit. Dans la poussière de la Hamada, la prière des hommes accompagne cet enfant né de l’aube et le berce dans son refuge rouge sang. Ces hommes qui prient sont eux-mêmes réfugiés.

Depuis plus de trois générations. Ils savent tendre avec respect une couverture à l’hôte et au jour passant.

À mes côtés gazouille joyeusement une toute petite fille aveugle, Fahrida, comme un oiseau dans l’épaisseur à jamais sombre de sa forêt.

Ce n’est pas le malheur qui blesse, c’est d’avoir eu connaissance du bonheur. Les vieux Sahraouis portent dans leurs yeux ridés cette blessure que ravivent les souvenirs des jours heureux. Ils enseignent douloureusement ce bonheur d’avoir été libres à ceux qui ne l’ont pas connu pour ne pas faire du malheur une simple insouciance.

Seul le premier déracinement compte. En perdant tout on se quitte vraiment. On n’emporte que sa vie et le sac sans poids des souvenirs. Vous n’êtes plus vous, vous êtes déjà un réfugié qui court à vos côtés. Du presque rien de ce sac il faut refaire une identité. Les départs suivants ne sont plus arrachements mais pas encore des choix. Ce sont mouvements de nage pour ne pas couler, pas forcément pour vivre, mais pour ne pas mourir.

Fahrida sautille dans ses feuillages. Faudra t’il lui dire ce qui lui manque ? Sous le drap de sa nuit, rêve t’elle en noir et noir ?

Seul un comportement de grand nomade permet paradoxalement de survivre à la sédentarisation des camps. Mais la capacité à s’adapter aux pires des situations survit elle à la succession des générations ? à la perte mémorielle faute de vécu ? à l’inanité des institutions faute de présent et d’avenir ? à l’étouffement instrumentalisé de l’assistanat humanitaire ? à la diaspora provisoirement définitive ?

Faut-il taire aux nouvelles générations nées dans les camps leurs droits spoliés ?

Faut il en arriver à souhaiter que la cécité de ceux qui détiennent la solution contamine les réfugiés, comme un refuge ultime ?

Dans ce monde plus profond encore d’absence et d’oubli, sous le drap de nos nuits, Fahrida avance en éclaireuse.

Jean-François Debargue
Décembre 2018